Charogne.
n.f.
1. Corps de bête morte ou cadavre en putréfaction.
2. Individu ignoble.
J’ouvre les yeux de peine et de misère. Mes paupières sont lourdes et je vois flou. Je me sens molle et pesante. J’ai froid. Tellement froid. Je suis étendue sur le ventre, en sous-vêtement, directement sur l’herbe mouillée. Je frissonne. Il fait encore noir, mais je distingue les premières lueurs du jour.
Je ne sais pas où je suis et je prends mille ans à me redresser. Je suis poisseuse, j’ai passé un bon moment la tête baignant dans mon propre vomi.
Je reconnais finalement la maison. De peine et de misère, j’y rampe, frigorifiée, sans même avoir suffisamment de conscience pour analyser ce qui est en train de se passer.
C’est comme le film Hangover, où les protagonistes tentent de recréer leur soirée. Mais sans le côté drôle.
Ce qui s’est passé, c’est que quelqu’un a drogué mon verre, la veille.
Un homme ? Non. Les vrais hommes ne font pas ça. Une femme ? Moins probable, mais ça existe. Peu importe le genre, ce sont des charognes qui commettent ces gestes. Des êtres pourris qui, en empoisonnant les femmes, gangrènent la société au grand complet.
Combien de femmes ont à endurer des expériences similaires ? Se réveiller dans des lieux inconnus, à trembler de froid, de peur, la conscience embrouillée par des souvenirs qui se dérobent comme du sable entre les doigts ?
Chaque gorgée empoisonnée est un coup de couteau dans la confiance qu’on devrait pouvoir accorder à autrui. Chaque verre drogué est une trahison à l’humanité.
Je suis pétrie de colère. Contre les charognes sans morale, mais aussi contre une société qui n’en fait pas assez pour protéger les femmes.
Pis. Contre cette pseudo-sagesse, dissimulée sous une bienveillance maladroite, de ceux et celles qui te disent que tu aurais dû faire plus attention. Comme si la responsabilité de l’abomination te revenait. Comme si quelqu’un dont le vélo cadenassé se faisait voler et qu’on lui répondrait : « t’aurais dû le barrer plus. »
Les femmes, on n’est pas des proies. Pis jamais je vais me fermer la gueule là-dessus, y’a trop de dommages causés par les abus. L’intégrité de corps, d’esprit, la dignité, tous les humains ont droit à ça. Tous les humains doivent protéger ça.
La chance dans mon histoire, une précieuse amie était avec moi quand mes jambes ont lâché et que je me suis écroulée sur les dalles du bar où on se trouvait. Elle m’a ramenée en sécurité chez moi, m’éloignant des dangers qui rôdaient. Pourquoi je me suis retrouvée dehors par la suite ? Je peux juste spéculer car je ne me souviens de rien, mais on pense qu’un malaise dû à l’intoxication m’aura poussé à sortir chercher de l’air.
Si les dommages sont limités dans mon cas, toutes n’ont pas cette bonne fortune. Combien se retrouvent seules sans personne pour veiller sur elles quand le monde autour s’effondre ? Aucune femme ne devrait dépendre de la chance pour sa sécurité.
Deux semaines après l’événement, je reste engluée dans le dégoût et la tristesse d’évoluer dans un monde où en ce moment même, des charognes vendent ou achètent du GHB dans nos villes, droguent les femmes. Et les brisent.
Nietzche disait que la conscience étant le dernier acquis de l’espèce humaine, c’est aussi ce qu’elle a, conséquemment, de plus fragile.